Art dégénéré.
... C’était un soir, je le raccompagnai dans l’arrière-cour de son immeuble si triste et sale. Je me préparais à repartir et un homme est arrivé, qui nous a surpris.
Il a rangé son vélo, est venu vers nous. Je l’ai trouvé presque comique. Il y avait je ne sais quoi dans son allure qui m’a paru déplacé, étrange. Etaient-ce ses cheveux roux, en bataille ? Ou la casquette avachie dont il s’était coiffé ? Il a ôté les pinces de son pantalon et m’a tendu la main, d’un geste un peu hésitant :
- Salut. Je suis Ernst, le beau-père de Franz. Montez, restez pas là. On se les gèle.
J’ai serré les doigts de cet homme, les ai trouvés glacés. Franz lui a demandé, sur un ton qui m’a paru un peu insolent :
- Alors ? Tu as trouvé quelque chose ?
L’homme n’a pas répondu. Il a tourné les talons et s’est enfoncé dans l’obscure cage d’escalier. Alors nous l’avons suivi.
Pour la première fois de ma vie, j’empruntai les marches étroites, noires de crasse, comme si elles avaient été foulées par des milliers de plantes nues, des pieds de nègres, d’esclaves. Je voulus m’appuyer sur la rampe, mais elle était poisseuse. Les degrés grinçaient à mesure de notre ascension. De la musique s’échappait de la porte au troisième étage, on aurait dit de l’accordéon. Derrière moi, Franz, qui ne me lâchait pas d’une semelle. Devant, mon champ de vision était occupé par le postérieur de cet homme, dont le pantalon était taché. Il manquait un bouton à sa poche arrière. La mauvaise lumière nous guidait mal et plus nous montions, plus l’odeur des poubelles s’amplifiait, jusqu’à me faire tourner la tête.
Je suis arrivé en haut tout essoufflé. L’homme a tourné la clé, s’est laissé tomber sur une chaise bancale, sans façons. Il a posé son couvre-chef, a ouvert une bouteille de vin, en a versé un godet, a demandé à Franz d’aller en chercher deux autres. Je restai là, planté, n’osant m’asseoir. Ernst m’a fait signe en direction d’un divan qui occupait l’angle, alors je m’y suis posé. Le canapé a gémi sous mon poids et s’est effondré un peu plus. Les ressorts devaient être vraiment en sale état, peut-être même qu’il en manquait, là où je m’étais placé. Franz est revenu du coin cuisine avec les verres ; son beau-père les a remplis. Puis, il a sifflé le sien d’un trait : Prosit.
Je n’avais jamais goûté de vin. Je trouvai ça étrange, mais pas désagréable. Quand l’homme vit que je l’avais presque fini, il m’en rajouta encore. Franz trempait les lèvres, mais sans rien avaler. Il faisait une mine renfrognée, presque hostile.
Entre deux gorgées, je jetai un coup d’œil aux lieux. Quand j’étais entré, la pénombre m’avait empêché de discerner les détails.
Nous étions dans une pièce tenant lieu de salle à manger, dont le plafond incliné, recouvert de lattes, descendait jusqu’au sol. Nous nous trouvions dans ce triangle, le mur du fond occupé par la gazinière et un évier encombré de vaisselle sale. Des cafards trottinaient parmi les plats graisseux, ravis de cette manne providentielle. Je les voyais qui se faufilaient entre les interstices, dans les angles, derrière les rares meubles. Près de la porte d’entrée, des bouteilles vides s’amoncelaient. Une corbeille en fer regorgeait de détritus, parmi lesquels des pelures d’oignons qui empestaient l’atmosphère.
Une autre odeur se superposait. Forte, chimique. C’étaient des bocaux de térébenthine, posés à même le sol, au milieu d’un fatras de tubes de couleurs, de tout un fourbi de peintre, de bricoleur, de chiffonnier.
Quelques dizaines de toiles se trouvaient entassées, les unes sur les autres, le long du mur en pente. Je n’ai pas osé les toucher, les déplacer pour voir celles qui étaient cachées. Je me suis contenté de regarder les tableaux qui étaient visibles.
Comment décrire ces œuvres ? A la fois tourmentées, violentes, mais quelque part un peu amusantes aussi. Ernst y avait brossé un portrait ricanant du monde qui nous entourait. Les gens y étaient représentés avec beaucoup de sarcasme. Ici, un général avec sa croix de fer, attablé devant un rôti, brandissant sa fourchette comme une arme guerrière. Là, une femme voilée, au corps longiligne, la bouche minuscule et pincée, tirant sur un fume-cigarette démesuré, ses yeux braqués avec une expression de dégoût sur les seins rebondis d’une serveuse corpulente, en train d’apporter des gros bocks de bière. Et puis encore cette procession suivant un cercueil, tous ces visages ronds, poupins, de notables endimanchés, avec au fond une fanfare qui suivait. Parmi les instruments s’en trouvait un muni d’un pavillon énorme qui ressemblait à un rectum tout plissé, obscène. Le corps de celui qui en jouait était entièrement entouré, gainé de tubes, comme une symbiose malsaine, une greffe ratée, mêlant chair humaine et alliages aux reflets dorés. Au premier plan de cette pantomime triste, un homme à tête de chien, brandissant un long parchemin, comme s’il en faisait une lecture publique.
Je restai coi devant cet étalage que je trouvais à la fois vil et fascinant. Ernst m’étudiait, mine de rien, tout en descendant d’autres verres. Franz restait figé, les mains dans les poches. Il nous tournait le dos, le regard fixé sur la rue, à travers la minuscule mansarde.
- Tu aimes la peinture, petit ?
- …
- Quelle est ta préférée ?
J’avançai sans hésitation vers une composition qui montrait un vieillard en haut de forme, assis sur une banquette en cuir havane, tenant dans ses bras une jeune danseuse blonde. La fille avait croisé ses jambes nues, et la main droite de l’homme s’égarait sur elles. Dans sa robe rouge, avec son sourire éclatant et sa mine joyeuse, elle attirait mon regard, qui revenait constamment s’y fixer. Mais il en était chassé, happé par les parties sombres de la scène, nimbées d’un mélange de violet et d’orange qui évoquait la texture grumeleuse d’un gâteau trop cuit. Cependant, le point qui m’attirait le plus, qu’il était impossible d’éviter, était constitué par le sexe de la femme, clairement désigné, par petites touches nerveuses, parsemées de traits fins qui restituaient bien la toison, sa densité. Il formait le centre de la toile. J’étais convaincu qu’Ernst avait mesuré avec précision les dimensions du châssis, qu’il avait tracé les diagonales et calculé au millimètre près l’implantation de ce pubis, afin qu’on en fût prisonnier, qu’il occupât le milieu exact où toute géométrie convergeait. J’en conçus un étrange malaise, fait de curiosité, d’embarras, de gourmandise aussi. A ce moment-là, j’eus une espèce d’élan, de choc, et je me suis dit que j’avais envie, moi aussi, de devenir peintre.
Je restai ainsi, fasciné devant cet étalage troublant, à la fois par son côté onirique, et par la vigueur de ses tons fauves. Ernst s’était rendu compte de mon émoi. Il cessa son manège d’ivrogne et vint vers moi, le bruit de ses bottes raclant sur le sol.
- Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as vu quelque chose ?
Pris au dépourvu, de la pointe du doigt, je montrai simplement la nuance qui me plaisait, quelque part à la périphérie. Ce faisant, je continuai de regarder intensément ce triangle de poils folâtres, ce sexe de femme qui était le premier que j’aie jamais vu. Ernst fut-il dupe ? Je n’en sais rien. Après quelques secondes, il hocha la tête :
- Ah, ouais. Il y a une infinité d’univers, dans le violet outremer. Je sais, moi aussi je me laisse souvent piéger. Quand je commence avec, je ne peux plus rien étaler d’autre sur la toile. On dirait que ça bouffe tout le reste. Attends.
Il s’accroupit dans l’angle de la pièce, fourragea parmi le fatras de gamelles, de brosses et de chiffons. Pendant ce temps, je m’absorbais dans la contemplation d’un autre objet : Ernst n’avait pas de palette. Il se servait d’un couvercle de poubelle ramassé je ne sais où. Il avait percé un trou dans un coin, manifestement avec un burin. A coups de marteau, le métal avait été rabattu sur les bords, boursouflés, irréguliers. L’intérieur était rempli de croûtes de couleur durcie. Cela ne représentait rien mais j’adorais les teintes qui s’y entrecroisaient. C’étaient celles des tableaux tout autour, et je les trouvais belles.
Ernst se remit d’aplomb et ramena du recoin un tube cabossé, qu’il me tendit :
- Tiens, c’est précisément ce coloris. Tu peux l’utiliser si tu veux.
Je cherchais par quels mots remercier le peintre, car il venait de m’offrir un précieux cadeau. Je sentis ma gorge se serrer, le sang affluer dans ma tête. J’ai dû rougir, je suppose. Mais alors que j’allais prononcer quelque parole, la porte s’ouvrit en grand. Une femme brune, chargée d’un sac à provisions, venait d’entrer. Elle posa bruyamment le cabas et, le souffle court, alla à l’évier boire de l’eau, directement au robinet. Je n’en revenais pas. Jamais je n’aurais pensé qu’un adulte pût se comporter ainsi. Puis elle daigna s’apercevoir de ma présence :
- Et lui, qui c’est ?
Franz fit les présentations. Sa mère s’appelait Emma, elle était employée dans un magasin de vêtements. L’arrivante m’accorda une attention distraite, tout en refermant derrière elle. Puis, rapidement, elle passa à autre chose. Se tournant vers son compagnon, elle se mit en devoir de le questionner sur ce qu’il avait fait depuis le matin qu’elle était partie, et s’il avait oui ou non déniché un nouveau travail.
Ernst lui livrait des réponses confuses et il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’il avait passé la journée à traîner, de bistrot en bistrot. Il prétendit avoir été, une fois de plus, victime de violents maux de tête. J’assistai à un début de dispute. Profitant que les adultes nous oubliaient, je demandai à Franz, dans le creux de l’oreille :
- Tu me montres ta chambre ?
Il haussa les épaules et sans un mot, me désigna le divan en bout de course sur lequel j’étais assis un instant plus tôt. Effectivement, un coussin au centre jauni, que je n’avais pas remarqué auparavant, occupait l’extrémité. Une couverture était roulée en boule à côté. Franz joignit ses deux mains, inclina la tête qu’il posa par-dessus, ferma un instant les yeux. Puis il me regarda avec une mimique désabusée, se détourna et lança à la cantonade :
- Je le raccompagne en bas, faut qu’on y aille !
Ernst et Emma ne nous répondirent pas. Ils étaient à présent en train de crier. Elle lui reprochait de vivre à ses crochets, de n’être qu’un sale flemmard qui se prenait pour un artiste, un incapable et un vaurien. L’homme répondait en alternant mauvaise foi, hargne et faux-fuyants embrouillés par l’alcool. Le ton montait, Ernst manifestait de plus en plus de colère et d’un instant au suivant, on aurait dit que celle-ci enflait, puis que tout à coup il la bridait à nouveau, pour peu à peu lui laisser à nouveau champ libre. Franz me poussa vers l’escalier, rabattit la porte, m’obligea à descendre.
Il a rangé son vélo, est venu vers nous. Je l’ai trouvé presque comique. Il y avait je ne sais quoi dans son allure qui m’a paru déplacé, étrange. Etaient-ce ses cheveux roux, en bataille ? Ou la casquette avachie dont il s’était coiffé ? Il a ôté les pinces de son pantalon et m’a tendu la main, d’un geste un peu hésitant :
- Salut. Je suis Ernst, le beau-père de Franz. Montez, restez pas là. On se les gèle.
J’ai serré les doigts de cet homme, les ai trouvés glacés. Franz lui a demandé, sur un ton qui m’a paru un peu insolent :
- Alors ? Tu as trouvé quelque chose ?
L’homme n’a pas répondu. Il a tourné les talons et s’est enfoncé dans l’obscure cage d’escalier. Alors nous l’avons suivi.
Pour la première fois de ma vie, j’empruntai les marches étroites, noires de crasse, comme si elles avaient été foulées par des milliers de plantes nues, des pieds de nègres, d’esclaves. Je voulus m’appuyer sur la rampe, mais elle était poisseuse. Les degrés grinçaient à mesure de notre ascension. De la musique s’échappait de la porte au troisième étage, on aurait dit de l’accordéon. Derrière moi, Franz, qui ne me lâchait pas d’une semelle. Devant, mon champ de vision était occupé par le postérieur de cet homme, dont le pantalon était taché. Il manquait un bouton à sa poche arrière. La mauvaise lumière nous guidait mal et plus nous montions, plus l’odeur des poubelles s’amplifiait, jusqu’à me faire tourner la tête.
Je suis arrivé en haut tout essoufflé. L’homme a tourné la clé, s’est laissé tomber sur une chaise bancale, sans façons. Il a posé son couvre-chef, a ouvert une bouteille de vin, en a versé un godet, a demandé à Franz d’aller en chercher deux autres. Je restai là, planté, n’osant m’asseoir. Ernst m’a fait signe en direction d’un divan qui occupait l’angle, alors je m’y suis posé. Le canapé a gémi sous mon poids et s’est effondré un peu plus. Les ressorts devaient être vraiment en sale état, peut-être même qu’il en manquait, là où je m’étais placé. Franz est revenu du coin cuisine avec les verres ; son beau-père les a remplis. Puis, il a sifflé le sien d’un trait : Prosit.
Je n’avais jamais goûté de vin. Je trouvai ça étrange, mais pas désagréable. Quand l’homme vit que je l’avais presque fini, il m’en rajouta encore. Franz trempait les lèvres, mais sans rien avaler. Il faisait une mine renfrognée, presque hostile.
Entre deux gorgées, je jetai un coup d’œil aux lieux. Quand j’étais entré, la pénombre m’avait empêché de discerner les détails.
Nous étions dans une pièce tenant lieu de salle à manger, dont le plafond incliné, recouvert de lattes, descendait jusqu’au sol. Nous nous trouvions dans ce triangle, le mur du fond occupé par la gazinière et un évier encombré de vaisselle sale. Des cafards trottinaient parmi les plats graisseux, ravis de cette manne providentielle. Je les voyais qui se faufilaient entre les interstices, dans les angles, derrière les rares meubles. Près de la porte d’entrée, des bouteilles vides s’amoncelaient. Une corbeille en fer regorgeait de détritus, parmi lesquels des pelures d’oignons qui empestaient l’atmosphère.
Une autre odeur se superposait. Forte, chimique. C’étaient des bocaux de térébenthine, posés à même le sol, au milieu d’un fatras de tubes de couleurs, de tout un fourbi de peintre, de bricoleur, de chiffonnier.
Quelques dizaines de toiles se trouvaient entassées, les unes sur les autres, le long du mur en pente. Je n’ai pas osé les toucher, les déplacer pour voir celles qui étaient cachées. Je me suis contenté de regarder les tableaux qui étaient visibles.
Comment décrire ces œuvres ? A la fois tourmentées, violentes, mais quelque part un peu amusantes aussi. Ernst y avait brossé un portrait ricanant du monde qui nous entourait. Les gens y étaient représentés avec beaucoup de sarcasme. Ici, un général avec sa croix de fer, attablé devant un rôti, brandissant sa fourchette comme une arme guerrière. Là, une femme voilée, au corps longiligne, la bouche minuscule et pincée, tirant sur un fume-cigarette démesuré, ses yeux braqués avec une expression de dégoût sur les seins rebondis d’une serveuse corpulente, en train d’apporter des gros bocks de bière. Et puis encore cette procession suivant un cercueil, tous ces visages ronds, poupins, de notables endimanchés, avec au fond une fanfare qui suivait. Parmi les instruments s’en trouvait un muni d’un pavillon énorme qui ressemblait à un rectum tout plissé, obscène. Le corps de celui qui en jouait était entièrement entouré, gainé de tubes, comme une symbiose malsaine, une greffe ratée, mêlant chair humaine et alliages aux reflets dorés. Au premier plan de cette pantomime triste, un homme à tête de chien, brandissant un long parchemin, comme s’il en faisait une lecture publique.
Je restai coi devant cet étalage que je trouvais à la fois vil et fascinant. Ernst m’étudiait, mine de rien, tout en descendant d’autres verres. Franz restait figé, les mains dans les poches. Il nous tournait le dos, le regard fixé sur la rue, à travers la minuscule mansarde.
- Tu aimes la peinture, petit ?
- …
- Quelle est ta préférée ?
J’avançai sans hésitation vers une composition qui montrait un vieillard en haut de forme, assis sur une banquette en cuir havane, tenant dans ses bras une jeune danseuse blonde. La fille avait croisé ses jambes nues, et la main droite de l’homme s’égarait sur elles. Dans sa robe rouge, avec son sourire éclatant et sa mine joyeuse, elle attirait mon regard, qui revenait constamment s’y fixer. Mais il en était chassé, happé par les parties sombres de la scène, nimbées d’un mélange de violet et d’orange qui évoquait la texture grumeleuse d’un gâteau trop cuit. Cependant, le point qui m’attirait le plus, qu’il était impossible d’éviter, était constitué par le sexe de la femme, clairement désigné, par petites touches nerveuses, parsemées de traits fins qui restituaient bien la toison, sa densité. Il formait le centre de la toile. J’étais convaincu qu’Ernst avait mesuré avec précision les dimensions du châssis, qu’il avait tracé les diagonales et calculé au millimètre près l’implantation de ce pubis, afin qu’on en fût prisonnier, qu’il occupât le milieu exact où toute géométrie convergeait. J’en conçus un étrange malaise, fait de curiosité, d’embarras, de gourmandise aussi. A ce moment-là, j’eus une espèce d’élan, de choc, et je me suis dit que j’avais envie, moi aussi, de devenir peintre.
Je restai ainsi, fasciné devant cet étalage troublant, à la fois par son côté onirique, et par la vigueur de ses tons fauves. Ernst s’était rendu compte de mon émoi. Il cessa son manège d’ivrogne et vint vers moi, le bruit de ses bottes raclant sur le sol.
- Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as vu quelque chose ?
Pris au dépourvu, de la pointe du doigt, je montrai simplement la nuance qui me plaisait, quelque part à la périphérie. Ce faisant, je continuai de regarder intensément ce triangle de poils folâtres, ce sexe de femme qui était le premier que j’aie jamais vu. Ernst fut-il dupe ? Je n’en sais rien. Après quelques secondes, il hocha la tête :
- Ah, ouais. Il y a une infinité d’univers, dans le violet outremer. Je sais, moi aussi je me laisse souvent piéger. Quand je commence avec, je ne peux plus rien étaler d’autre sur la toile. On dirait que ça bouffe tout le reste. Attends.
Il s’accroupit dans l’angle de la pièce, fourragea parmi le fatras de gamelles, de brosses et de chiffons. Pendant ce temps, je m’absorbais dans la contemplation d’un autre objet : Ernst n’avait pas de palette. Il se servait d’un couvercle de poubelle ramassé je ne sais où. Il avait percé un trou dans un coin, manifestement avec un burin. A coups de marteau, le métal avait été rabattu sur les bords, boursouflés, irréguliers. L’intérieur était rempli de croûtes de couleur durcie. Cela ne représentait rien mais j’adorais les teintes qui s’y entrecroisaient. C’étaient celles des tableaux tout autour, et je les trouvais belles.
Ernst se remit d’aplomb et ramena du recoin un tube cabossé, qu’il me tendit :
- Tiens, c’est précisément ce coloris. Tu peux l’utiliser si tu veux.
Je cherchais par quels mots remercier le peintre, car il venait de m’offrir un précieux cadeau. Je sentis ma gorge se serrer, le sang affluer dans ma tête. J’ai dû rougir, je suppose. Mais alors que j’allais prononcer quelque parole, la porte s’ouvrit en grand. Une femme brune, chargée d’un sac à provisions, venait d’entrer. Elle posa bruyamment le cabas et, le souffle court, alla à l’évier boire de l’eau, directement au robinet. Je n’en revenais pas. Jamais je n’aurais pensé qu’un adulte pût se comporter ainsi. Puis elle daigna s’apercevoir de ma présence :
- Et lui, qui c’est ?
Franz fit les présentations. Sa mère s’appelait Emma, elle était employée dans un magasin de vêtements. L’arrivante m’accorda une attention distraite, tout en refermant derrière elle. Puis, rapidement, elle passa à autre chose. Se tournant vers son compagnon, elle se mit en devoir de le questionner sur ce qu’il avait fait depuis le matin qu’elle était partie, et s’il avait oui ou non déniché un nouveau travail.
Ernst lui livrait des réponses confuses et il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’il avait passé la journée à traîner, de bistrot en bistrot. Il prétendit avoir été, une fois de plus, victime de violents maux de tête. J’assistai à un début de dispute. Profitant que les adultes nous oubliaient, je demandai à Franz, dans le creux de l’oreille :
- Tu me montres ta chambre ?
Il haussa les épaules et sans un mot, me désigna le divan en bout de course sur lequel j’étais assis un instant plus tôt. Effectivement, un coussin au centre jauni, que je n’avais pas remarqué auparavant, occupait l’extrémité. Une couverture était roulée en boule à côté. Franz joignit ses deux mains, inclina la tête qu’il posa par-dessus, ferma un instant les yeux. Puis il me regarda avec une mimique désabusée, se détourna et lança à la cantonade :
- Je le raccompagne en bas, faut qu’on y aille !
Ernst et Emma ne nous répondirent pas. Ils étaient à présent en train de crier. Elle lui reprochait de vivre à ses crochets, de n’être qu’un sale flemmard qui se prenait pour un artiste, un incapable et un vaurien. L’homme répondait en alternant mauvaise foi, hargne et faux-fuyants embrouillés par l’alcool. Le ton montait, Ernst manifestait de plus en plus de colère et d’un instant au suivant, on aurait dit que celle-ci enflait, puis que tout à coup il la bridait à nouveau, pour peu à peu lui laisser à nouveau champ libre. Franz me poussa vers l’escalier, rabattit la porte, m’obligea à descendre.
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