Clair-obscur.

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ubik
le 25/10/2010
... encore un petit bout de mon roman. Comme ça, histoire de partager un peu.

... Un mardi soir, j’ai honte de l’avouer, je me cachai au coin d’Elisabethstrasse et Emilienstrasse. Là, je pus observer Inge qui sortait du cours. Je restai tapi dans mon recoin d’ombre. Pourtant, la voir passer suffit à me bouleverser. Mon cœur battait à tout rompre. Je la suivis, d’assez loin. Elle ne se retourna pas et tout me laisse croire que ma filature passa inaperçue. J’étais rongé par l’envie de la rejoindre. Mais rien que d’y penser, des vertiges me submergeaient, une boule montait dans ma gorge, je devais me cramponner aux grilles des jardins pour ne pas tituber. Un cri s’étranglait, qui ne demandait qu’à sortir. Je voulais l’appeler, la supplier de m’accorder confiance. Courir, la rattraper, me jeter à ses pieds. Mais non, mes lèvres restaient sèches et soudées, mes jambes gourdes. Quelle torture que de la savoir libre d’aller et venir, m’ayant chassé de son esprit ! Elle pouvait vivre sans moi, en toute indifférence. Je n’étais donc rien à ses yeux.

Je ne racontai pas cette aventure à Franz, ni à personne.

Plusieurs fois je renouvelai ce chemin de pénitence. Je retournais le fer dans la plaie. Je suppose que c’était mieux que de ne pas la voir du tout. Pendant des semaines, furtif comme un chat de gouttière, j’espionnais de loin celle que j’aimais, tenaillé par l’envie de l’aborder, rongé par la crainte d’être vertement éconduit. Persuadé que l’histoire était bien finie, mais incapable de m’y résoudre complètement.

Au camp, nous avions de nouvelles responsabilités : en ce mois de février 1924, Stefan décida de nous confier une section. Franz et moi avions fait nos preuves, nous étions maintenant des grands garçons et notre fiabilité, notre engagement, constituaient des garanties sûres. Peut-être aussi, la notoriété de mon père y était-elle pour quelque chose.
En tant que chef de groupe, je reçus donc la distinction symbolique qui établissait nettement ma supériorité hiérarchique : un sifflet que je portais au cou, avec un cordon rouge. On me remit également un uniforme neuf. C’était, je crois, le troisième que j’utilisais depuis que j’étais entré chez les Hitlerjungen. J’avais, en quelques années, beaucoup gagné en taille.
Outre les exercices et notre spécialité, le camouflage, nous avions pour mission de dégrossir les pimpfen, les jeunes recrues. Les nouveaux arrivants nous étaient livrés, à charge pour nous de leur apprendre à marcher au pas, s’équiper du masque à gaz, etc. Tout ce qui constituait les exercices de défense passive n’avait plus aucun secret pour nous.

Franz fut très sensible à cette promotion. Pour lui, orphelin d’origine modeste, ce tout petit début de reconnaissance était un événement. Le soir où on nous distingua du reste de la troupe, après la cérémonie il m’emmena dans la bicoque abandonnée, sortit de sous le matelas une flasque de kirsch, et me déclara qu’on ne repartirait que lorsqu’elle serait vide. C’était mon ami, je l’aimais et j’acceptais toutes les lubies qui pouvaient lui passer par la tête. Je me prêtai donc de bonne grâce à cette célébration secrète.

Nous étions comme deux frères. Ma vie n’avait pas de secrets pour lui. Seule exception, ma torture du mardi soir ; c’était l’unique sortie privée que je m’autorisais. Un jardin secret hérissé d’épines venimeuses. Le poison de l’amour non partagé faisait battre mes veines d’un sang mauvais. A l’affût, je guettais ma proie. Innocente, Inge marchait d’un pas léger, la tête sans doute remplie de trilles, d’arpèges. Et moi je soupirais derrière elle, embusqué tel un rat de cave, incapable de supporter la lumi��re du soleil. Elle brillait, radieuse, sereine ; je m’enfonçais dans une vie terne à laquelle seul Franz savait donner du relief. Je ne me laissais pas distancer ; pourtant, j’étais hors course, depuis longtemps.
Je redoutais le soir où un amoureux viendrait l’attendre, non pas dissimulé par un mur de briques, mais en évidence, sur le trottoir, avec aux mains un petit bouquet. Peut-être qu’il me faudrait en passer par là ? Je maudissais d’avance le tourtereau ; toutefois j’espérais confusément, dans une part obscure de moi-même, l’instant où il apparaitrait. Ainsi, il m’obligerait à renoncer pour de bon à mes bienheureux tourments. Oui, sans doute qu’un rival me forcerait à tourner enfin la page.

A d’autres moments, il me prenait l’envie de la tuer, peu importe par quel moyen. La priver de cette vie dont elle m’excluait. Me venger de ce mal qui m’étouffait, même si, au fond, elle n’y était pour rien. Comme aurait dit Franz, il n’y avait pas de pourquoi. C’était ainsi : en la supprimant, je l’empêcherais de connaître un jour l’amour aux bras d’un autre. Elle resterait mienne.
Je brodais régulièrement sur cet aspect plus dur, plus féroce de mes rêveries ; mais à chaque fois, ça tournait court : à cette époque, je n’aurais eu le cran d’assassiner personne.

... A suivre...

Ubik.
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