Les aléas du métier.

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ubik
le 18/01/2011
... Régulièrement, Emma Willerts devait rester après la fermeture, pour faire le ménage. Dans ces cas-là, Franz et moi rentrions de notre côté.
Un soir, alors que nous marchions en discutant, nous reconnûmes Irmgard, une des entraîneuses, sur un trottoir de la Krummestrasse. Après un instant d’hésitation, nous nous cachâmes. Pas de doute, c’était elle, habillée de façon plus que suggestive.
Je n’avais jamais eu affaire, personnellement, à des prostituées. Franz m’avait raconté, mais j’ignorais s’il l’avait fait lui-même, ou s’il s’était contenté de répéter les propos d’un autre. Les grands en dernière année au Gymnasium l’avaient adopté, à cause de son trafic de photos érotiques. Je n’étais pas admis au sein de ce petit cercle. Peut-être que là, quelqu’un s’était vanté, captivant l’attention à l’aide d’un exposé détaillé sur la question ?
Sans trop savoir en quoi cela consistait, j’avais tout de même compris que ces femmes offraient des plaisirs charnels, contre rétribution.
Irmgard était là, nonchalamment appuyée contre un réverbère. Elle portait une jupe très courte, ses bas noirs luisaient dans la pénombre. C’était une belle fille, brune, élancée. Elle avait également revêtu un bustier qui, en comprimant sa poitrine, la faisait remonter, semblant lui donner plus de volume. Ses bras étaient nus, malgré la brise fraîche qui soufflait.
Dissimulés par la grille d’un jardinet, Franz et moi observâmes son manège.
Dès qu’un client potentiel approchait, Irmgard, pleine de gouaille, l’apostrophait avec des phrases grivoises, proposait « un peu de tendresse », disait qu’elle « savait y faire », et promettait monts et merveilles.
Franz me poussa du coude. D’un hochement du menton, il me désigna Viktor, embusqué dans un renfoncement, sur le trottoir opposé.
Nous nous tînmes immobiles, juste par curiosité. Qu’attendions-nous ? En ce qui me concerne, je voulais confirmation. J’espérais la voir séduire un homme. Allaient-ils faire « ça » sous un porche, entre deux poubelles ? L’emmènerait-elle dans une chambre de bonne ? Un trouble montait en moi, bien que tempéré par l’idée que probablement, la chose ne se passerait pas sous nos yeux. Mais rien que l’imaginer…

Finalement, notre patience fut récompensée. Un quidam arriva. C’était un homme âgé, avec costume, chapeau et canne. Une conversation eut lieu à voix basse. Je ne sais pas ce qu’ils disaient, mais le ton montait. Une phrase émergea, que j’entendis nettement :
- Je n’fais pas les grand-pères, non mais sans blagues !
Le client s’éloigna. Alors Viktor sortit de son coin d’ombre et rejoignit la fille à grands pas.
S’ensuivit un court dialogue, commencé sur un ton que la distance nous empêchait de percevoir, mais qui alla crescendo. Franz m’avait serré le bras, et n’arrêtait pas de répéter :
- Regarde, regarde !
Viktor et la fille se disputaient. L’homme adoptait une attitude de plus en plus menaçante.
- Il t’a proposé vingt-cinq marks et tu as refusé ? Mais pour qui tu te prends ?
Irmgard avait quitté ses inflexions véhémentes. A présent, il y avait de la soumission, de la crainte, dans sa voix :
- Je suis désolée Viktor, mais il me rappelait trop mon père…
- Ton père ? ? ?
Il lui asséna une gifle retentissante. Puis, la saisissant par les cheveux, il l’obligea à s’agenouiller. Une fois qu’elle était au sol, il la secoua rudement, tout en hurlant :
- Je vais t’apprendre qui est le patron, espèce d’abrutie !
Je lançai un regard à Franz. Devait-on ?... Non. On laissait faire.
Il la claqua encore, puis la força à se relever :
- C’est le troisième qui te file entre les doigts, cette semaine. Recommence un coup comme ça et je te casse les reins, salope ! Arrange un peu ta gueule et remets-toi au turbin ! Ramène-moi du blé, et vite !
Il retourna se poster dans l’ombre, à quelques pas.
Irmgard pleurait, reniflait et, du plat de la main, tentait de se recoiffer.
Franz et moi repartîmes. Durant le reste du trajet, nous ne prononçâmes pas un mot.
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