Les doigts d'Oskar.
... Ida s’affichait maintenant avec un adolescent de son âge, que je connaissais. C’était donc ça, qui lui montait à la tête, lui donnait de l’importance. Fréquenter, avoir un petit ami !
Ce n’était pas tant le fait qui me gênait, que l’intéressé. Oskar Dittmar était apprenti chez son père, le boucher. Il m’était déplaisant de savoir que ce type touchait ma sœur après avoir tripoté des carcasses de bœufs ou d’animaux morts. Il avait beau arborer fièrement son uniforme du Jungvolk, je n’arrivais pas à le voir autrement que sanglé dans un tablier souillé d’éclats incarnat, un crayon sur l’oreille. Herr Dittmar était certes un des piliers de l’antenne du Parti à Detmold et donc, forcément, un ami. Mais son Oskar me dégoûtait, il m’inspirait une répugnance physique. Il avait un visage long, un nez qui n’en finissait pas, qui ne me semblait pas de type sémite, mais que je trouvais disproportionné, fuyant ; quoi qu’il en fût, cela contribuait à lui donner un air idiot. Et ce teint, blanchâtre, farineux, anémique ! De plus, j’avais l’impression, constamment, que ce pauvre garçon sentait le cadavre.
Ida avait un prétendant ; soit. A mon avis, ce n’était pas un hasard si elle l’avait choisi parmi les relations de mon père. C’était bien d’elle, ce genre de calculs. Qu’elle en profitât pour rentrer tard, prendre des airs émancipés, m’était bien égal. Pour moi, ce ne serait jamais qu’une petite gourde. Mais lui, Oskar !… J’imaginais ses mains poissées de sang, qui fouillaient les chairs, tranchaient tendons et muscles, taillaient les organes à longueur de journée, et le soir se posaient sur la poitrine de ma sœur, ou Dieu sait quoi d’autre… Cela me révulsait. L’embrassait-il ? Et si tel était le cas, la fixait-il, de ses yeux aussi expressifs que ceux d’une tête de cerf sur un étal réfrigéré ?
Les rares fois où je le rencontrai, il se montra gentil et déférent avec moi. Après tout, j’étais chef de section au Hitlerjungen, et fils de l’influent docteur Ström. Je me contentai d’être correct, sans plus. J’espérais juste que ça ne serait qu’une histoire sans lendemain, une idylle passagère. Il était là, à m’assurer que c’était un honneur pour lui de me connaître, qu’aurais-je pu répondre ? Que le voir me donnait la nausée ? En fin de compte, nous étions du même bord, politiquement. C’était déjà ça.
Je dois avouer qu’une partie de moi, au fond, était comme rassurée. Et si Ida avait jeté son dévolu sur quelqu’un ayant de la prestance, ne me serais-pas senti, quelque part, diminué, mis en position d’infériorité ? Oskar Dittmar constituait sans doute, à sa façon, le moindre mal. Au moins, en sa présence, je me sentais fort, en situation avantageuse.
Toutefois, il m’était viscéralement impossible d’imaginer que la chose pût s’étaler dans le temps. Car alors se serait engagé un processus des plus déplaisants. Je voyais déjà mon père inviter Herr Dittmar à dîner, ainsi que rejeton et épouse. Quelles pénibles et longues soirées, au cours desquelles il me faudrait endurer les conversations politiques ou mondaines des adultes… Sans compter la gêne, le poids qu’était devenue ma mère, souvent à l’état de loque. S’afficherait-elle avec nous, ou bien irait-elle se réfugier au fond de sa cuisine, à moitié ivre ? Ferait-elle brûler le rôti, comme cela se produisait de plus en plus fréquemment ? Je me représentais Fräu Dittmar comme une femme forte, à laquelle je ne pouvais irrémédiablement associer que le boudin, la saucisse. Elle se serait assise, joufflue, rougeaude, et aurait disserté d’une voix forte sur l’art de réussir les Schnitzel ou le Sauerbrauten, tentant d’extorquer un semblant de conversation à Mutti, amorphe, anesthésiée par l’alcool.
Et, en face de moi, tiré à quatre épingles, notre amoureux et son sourire obséquieux. Je devrais subir cette face de lune en ingurgitant la viande qu’immanquablement le clan Dittmar aurait apportée… Et pendant que descendraient les bouchées dans mon gosier, je contemplerais les doigts grêles d’Oskar, incapable d’oublier que quelques heures auparavant, ils auraient débité, scié, désossé, une dépouille encore tiède, pour qu’elle atterrît ensuite dans mon assiette.
Non, tout cela n’était pas envisageable.
Pour l’heure, il se contentait de faire quelques rares apparitions. Il la raccompagnait sur le perron. Une fois seulement il était entré, avait serré la main de Mutti en lui glissant quelque compliment auquel elle avait répondu par un bredouillis confus. J’escomptais bien que, dans un avenir proche, Ida se lasserait ou rencontrerait quelqu’un de moins… terne. Oui, c’est le terme qui convient. Je trouvais humiliant pour notre famille que son choix se fût porté sur cet individu à la fois insignifiant et physiquement repoussant. J’espérais vraiment que ce personnage ne durerait pas, s’userait le plus vite possible.
Ce n’était pas tant le fait qui me gênait, que l’intéressé. Oskar Dittmar était apprenti chez son père, le boucher. Il m’était déplaisant de savoir que ce type touchait ma sœur après avoir tripoté des carcasses de bœufs ou d’animaux morts. Il avait beau arborer fièrement son uniforme du Jungvolk, je n’arrivais pas à le voir autrement que sanglé dans un tablier souillé d’éclats incarnat, un crayon sur l’oreille. Herr Dittmar était certes un des piliers de l’antenne du Parti à Detmold et donc, forcément, un ami. Mais son Oskar me dégoûtait, il m’inspirait une répugnance physique. Il avait un visage long, un nez qui n’en finissait pas, qui ne me semblait pas de type sémite, mais que je trouvais disproportionné, fuyant ; quoi qu’il en fût, cela contribuait à lui donner un air idiot. Et ce teint, blanchâtre, farineux, anémique ! De plus, j’avais l’impression, constamment, que ce pauvre garçon sentait le cadavre.
Ida avait un prétendant ; soit. A mon avis, ce n’était pas un hasard si elle l’avait choisi parmi les relations de mon père. C’était bien d’elle, ce genre de calculs. Qu’elle en profitât pour rentrer tard, prendre des airs émancipés, m’était bien égal. Pour moi, ce ne serait jamais qu’une petite gourde. Mais lui, Oskar !… J’imaginais ses mains poissées de sang, qui fouillaient les chairs, tranchaient tendons et muscles, taillaient les organes à longueur de journée, et le soir se posaient sur la poitrine de ma sœur, ou Dieu sait quoi d’autre… Cela me révulsait. L’embrassait-il ? Et si tel était le cas, la fixait-il, de ses yeux aussi expressifs que ceux d’une tête de cerf sur un étal réfrigéré ?
Les rares fois où je le rencontrai, il se montra gentil et déférent avec moi. Après tout, j’étais chef de section au Hitlerjungen, et fils de l’influent docteur Ström. Je me contentai d’être correct, sans plus. J’espérais juste que ça ne serait qu’une histoire sans lendemain, une idylle passagère. Il était là, à m’assurer que c’était un honneur pour lui de me connaître, qu’aurais-je pu répondre ? Que le voir me donnait la nausée ? En fin de compte, nous étions du même bord, politiquement. C’était déjà ça.
Je dois avouer qu’une partie de moi, au fond, était comme rassurée. Et si Ida avait jeté son dévolu sur quelqu’un ayant de la prestance, ne me serais-pas senti, quelque part, diminué, mis en position d’infériorité ? Oskar Dittmar constituait sans doute, à sa façon, le moindre mal. Au moins, en sa présence, je me sentais fort, en situation avantageuse.
Toutefois, il m’était viscéralement impossible d’imaginer que la chose pût s’étaler dans le temps. Car alors se serait engagé un processus des plus déplaisants. Je voyais déjà mon père inviter Herr Dittmar à dîner, ainsi que rejeton et épouse. Quelles pénibles et longues soirées, au cours desquelles il me faudrait endurer les conversations politiques ou mondaines des adultes… Sans compter la gêne, le poids qu’était devenue ma mère, souvent à l’état de loque. S’afficherait-elle avec nous, ou bien irait-elle se réfugier au fond de sa cuisine, à moitié ivre ? Ferait-elle brûler le rôti, comme cela se produisait de plus en plus fréquemment ? Je me représentais Fräu Dittmar comme une femme forte, à laquelle je ne pouvais irrémédiablement associer que le boudin, la saucisse. Elle se serait assise, joufflue, rougeaude, et aurait disserté d’une voix forte sur l’art de réussir les Schnitzel ou le Sauerbrauten, tentant d’extorquer un semblant de conversation à Mutti, amorphe, anesthésiée par l’alcool.
Et, en face de moi, tiré à quatre épingles, notre amoureux et son sourire obséquieux. Je devrais subir cette face de lune en ingurgitant la viande qu’immanquablement le clan Dittmar aurait apportée… Et pendant que descendraient les bouchées dans mon gosier, je contemplerais les doigts grêles d’Oskar, incapable d’oublier que quelques heures auparavant, ils auraient débité, scié, désossé, une dépouille encore tiède, pour qu’elle atterrît ensuite dans mon assiette.
Non, tout cela n’était pas envisageable.
Pour l’heure, il se contentait de faire quelques rares apparitions. Il la raccompagnait sur le perron. Une fois seulement il était entré, avait serré la main de Mutti en lui glissant quelque compliment auquel elle avait répondu par un bredouillis confus. J’escomptais bien que, dans un avenir proche, Ida se lasserait ou rencontrerait quelqu’un de moins… terne. Oui, c’est le terme qui convient. Je trouvais humiliant pour notre famille que son choix se fût porté sur cet individu à la fois insignifiant et physiquement repoussant. J’espérais vraiment que ce personnage ne durerait pas, s’userait le plus vite possible.
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