Tambour battant.

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ubik
le 17/02/2009
... Un jour, Klaus vint me chercher, on me demandait chez Stefan.

Celui-ci m’invita à m’asseoir, me proposa un café, qu’il tenait dans un thermos posé près de la carte d’état major :

- Wolfgang, on m’a dit que tu étais musicien ?

- C’est exact. Je pratique le violon depuis deux ans et demi.

Il plissa les paupières.

- Mmm… Du violon. Cela ne peut guère nous être utile.

- Je peux jouer des airs le soir, à la veillée, quand on est autour du feu.

- On verra. Mais je pensais à autre chose : tu sais que nous organisons régulièrement des défilés. Et nous manquons de monde pour nous accompagner. Nous avons deux sortes d’instruments : tambours et trompettes. Est-ce que tu essaierais d’apprendre ?

Pris au dépourvu, je m’entendis répondre :

- Je veux bien tenter d’apprivoiser le tambour.

Il me fit un bref sourire :

- C’est parfait. Klaus, je te charge de le présenter à Willy, notre instructeur.

Il me congédia d’un geste de la main.

C’est ainsi que je me retrouvai intégré à la fanfare du Jungvolk.

Willy était un jeune homme sympathique, qui devait avoir douze ou treize ans. Passionné de musique, il m’enseigna les rudiments de la caisse claire, les différents automatismes pour effectuer un roulement correct : frisés, deux-deux et autres moulins. Ce n’était pas bien difficile, comparé au violon.

En réalité, au départ je ne voyais pas trop l’intérêt de tout ça. Je trouvais l’instrument fruste, un peu saoulant, trop tonitruant à mon goût. Mais je changeai d’avis lorsque nous effectuâmes notre premier défilé.

Ce jour-là, je me retrouvai dans les premiers rangs, battant les pavés de Detmold parmi mes camarades, ceux qui soufflaient dans les cuivres, ceux qui portaient les étendards… Certes, le tambour était encombrant, bien plus qu’une trompette. Il me battait plus ou moins dans les jambes et je le trouvais trop long, alors qu’un fut plus court et ouvert en bas aurait, à mon avis, largement fait l’affaire. Mais j’aimais bien ses décorations blanche et rouge. J’avais acquis son maniement en peu de temps et ça ne me demandait pas une concentration trop importante. Je pouvais donc marquer le rythme tout en restant attentif à ce qui se passait autour. Et, faisant partie de la fanfare, j'étais au coeur du défilé, en vedette.

Les commerçants sortaient sur le seuil de leur boutique. Les ménagères nous souriaient, leur cabas à la main. Les hommes s’arrêtaient dans leurs affaires, certaines retiraient même leur casquette. Nous marchions d’un pas martial, nombreux, organisés, tous en uniforme impeccable, et gonflés de fierté. Quel bonheur de passer ainsi, ni en qualité d’écoliers, ni tenus à la main par nos mères, mais en jeunes gens autonomes, déterminés, porteurs d’espoir, de renouveau ! Nous étions là par choix, par conviction. La rue résonnait de l’écho de nos bottillons, en un fracas régulier, métronomique, sur lequel se greffait le crépitement de nos percussions et nous nous sentions forts, entraînés, efficaces. Nous n’étions pas des citoyens ordinaires, nous représentions le Jungvolk, l’avenir de la nation Allemande.

Je reconnus, au détour d’une rue, l’échoppe du vieux Juif qui vendait ses couleurs à Ernst. Il était là, devant sa vitrine, à nous regarder, les bras croisés. M’avait-il vu, au sein de cette nombreuse assemblée ? Je frappai la peau avec mes baguettes, redoublant d’énergie, d’enthousiasme. J’aurais voulu l’assourdir, le voir se couvrir les oreilles des deux mains, se réfugier craintivement dans son antre. Mais il assista à notre passage avec une impassibilité totale.

Dans Arminstrasse, j’eus l’éphémère joie de croiser Mutti et Ida, qui étaient parties faire des courses. Elles sortaient d’un magasin d’alimentation. Je cessai un instant mon vacarme pour leur faire un signe de la main. Je pensais qu’elles me le rendraient, radieuses. Mais elles restèrent interloquées, immobiles. Surpris et déçu par leur absence de réaction, je perdis la cadence et me fis bousculer par le camarade qui me suivait. Je me repris tant bien que mal, ulcéré par l’attitude de ma mère, qui ne prenait seulement pas la peine de répondre à mon salut.

En fin d’après-midi, juste après l’ordre de dispersion, je trouvai enfin le temps d’en parler à Franz. Je pensais qu’il allait me rassurer, me consoler. Il déclara gravement :

- Il faut que tes proches s’habituent à te voir porter l’uniforme. Quand ça sera devenu complètement banal, tu n’auras plus de réactions négatives. Tu sais ce qu’on va faire ? Déjà, au lieu de nous changer, nous allons rentrer à la maison comme ça. Et demain, nous le porterons aussi pour aller à l’école. Aucun règlement ne l’interdit, non ?

Je fis part de mes doutes :

- Si je retourne à Bertastrasse en tenue du Jungvolk, ça va faire un drame.

- Ce n’est pas sûr. Veux-tu que je vienne avec toi pour en parler à ta mère ?

- Non, je te remercie. Je tiens à ce qu’elle t’apprécie et il vaut mieux que tu restes en dehors de ça. Je vais essayer de m’arranger.

- Je compte sur toi, alors ? Demain matin, on se retrouve un quart d’heure avant, devant le portail de la cour de récréation. Les copains vont en baver de jalousie.

- D’accord.

On se serra la main et on se sépara. J’avais le ventre tordu d’angoisse mais j’étais tenu, puisque j’avais promis.
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