Une ombre.

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ubik
le 26/01/2007
Paul Mathis passait dans la vie comme une ombre. Quand il croisait des gens dans la rue, jamais on ne le dévisageait ; il ne voyait aucun intérêt, même passager, s’allumer dans le regard des femmes. C’est tout juste si on l’évitait, au dernier moment, comme un chien, un basset trottant au ras du sol et qu’on n’aurait pas vu à temps. Quand il montait dans le bus, il poussait certains jours l’audace jusqu’à ne pas payer, et jamais le conducteur n’est venu lui réclamer son dû. Il se faisait l’effet d’être, en quelque sorte, plus ou moins transparent. Incolore, inodore. Et la vie n’avait pour lui guère de saveur.

Au bureau, on l’avait relégué dans une pièce humide pompeusement baptisée « les archives ». Pour l’atteindre, il fallait traverser un long couloir mal éclairé. Mathis était là, sur sa petite chaise, et tenait méticuleusement en ordre des piles de dossiers poussiéreux auxquels personne ne s’intéressait. De temps en temps, très rarement, Dandel, son supérieur direct, faisait une apparition furtive, juste le temps de consulter quelques notes dans un classeur à levier. Les deux hommes ne se parlaient que très ponctuellement, en cas de besoin. Le reste du temps, un hochement de tête suffisait.

Lorsque le ciel devenait bleu, que les ombres des immeubles en face venaient voiler le peu de lumière qui restait, Mathis s’enfonçait presque confortablement dans la grisaille. Il frissonnait, rajustait sur son dos sa veste en laine, et continuait son fastidieux travail de classement. Quand enfin sonnait l’heure de partir, il ramassait son cartable, ses gants, son manteau, son chapeau, et s’en allait sans bruit, certain de tout retrouver en l’état le lendemain.

Mathis aimait bien marcher, sur le trajet du retour. Autant à l’aller il était pressé, hanté par l’idée d’arriver en retard, autant le soir il avait tout son temps. Il traînait le pas le long des boulevards, souvent plus attentifs aux cris des oiseaux, là-haut, dans les platanes, qu’à ce qui pouvait se passer devant lui. Il laissait les autres indifférents ? Qu’à cela ne tienne, il le leur rendait bien.

Enfin, presque. Il s’accrochait à cette croyance, la mastiquait comme un caramel mou qui depuis longtemps a perdu tout parfum. Il se plaisait à croire que rien ni personne ne lui manquait. Et pourtant, à certains moments, quand il était nu dans sa douche, quand il s’endormait le soir après avoir réglé le gros réveil digital aux chiffres rouges si laids, il se surprenait à rêver de la présence d’une femme.

Mais quelle femme ? Comment la connaître ? Ce n’était guère au bureau qu’il aurait pu courtiser qui que ce fût. Les secrétaires qu’il croisait étaient toutes prises. Ou trop vieilles à son goût.

Parce que c’était bien, en dernier ressort, une affaire de goût. Après tout, il n’était plus si jeune non plus, n’est-ce pas ? Et puis, était-ce bien malin de regarder en détail les autres, leur trouver tant de défauts ? Se prenait-il, lui, pour un adonis ?

Mais Mathis avait plus vite fait de se réfugier dans ses rêves que d’oser parler à quiconque.

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Ubik. ( ubik.magic@laposte.net )
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