Vénéneuse séduction.
Il faisait frais dehors. La limousine était là, noire, luisante dans la demi-obscurité. Je me laissai conduire. Mon père, mystérieux, n’avait pas voulu m’indiquer notre destination. Je pensais qu’il allait m’emmener au local, pour une réunion ou un apéritif, quelque chose comme ça. Au lieu de quoi, il me lâcha devant le 11 Lemgoerstrasse, avec pour mission de ramener mon ami.
Ce fut d’autant plus facile que lorsque je frappai à sa porte, il vint m’ouvrir aussitôt. Les adultes se disputaient, isolés dans leur monde de haine et de ressentiment, coupés de ce qui se passait autour d’eux. Nous dévalâmes les escaliers quatre à quatre.
A présent, nous sortions des faubourgs de la ville. Nous roulions dans la campagne, traversant des bourgades endormies : Müssen, Lage, Ubedissen… Je n’osais pas demander où nous allions. J’avais compris que ma question n’aurait pas reçu de réponse. Franz, silencieux, regardait par la vitre. Il semblait calme et confiant.
Enfin, nous nous arrêtâmes à Bielefeld, dans l’artère principale. Mon père gara la voiture et là, je vis sur le trottoir un groupe de chemises brunes, parmi lesquelles Bauer, qui vint nous saluer :
- Herr Doktor, les garçons… C’est un grand moment ! C’est bien que vous ayez pu nous rejoindre. Venez donc.
C’était la première fois que j’entrais dans un cinéma. Jusqu’à présent, j’étais passé devant avec Mutti, dévorant les affiches des yeux, mais rien de plus. Nous approchâmes du guichet, tout illuminé, et je vis mon père sortir son portefeuille ; Franz me donna un coup de coude : on nous payait nos places ! Nous nous sentions comme des rois.
Les allées étaient tendues de velours cramoisi, plongées dans une demi-pénombre. Mon père s’était retrouvé entouré de S.A. qui tenaient tous à lui serrer la main, lui parler. Mon ami et moi emboitâmes le pas à cette troupe qui discutait avec animation, précédée d’une charmante hôtesse, munie d’une lampe de poche. Elle nous plaça dans l’immense salle et mon père lui donna un pourboire. Franz me fit un clin d’œil : lui connaissait tout ça, puisque sa mère avait fait ce métier. Des films, il en avait vu plein. Il affectait une mine blasée mais je savais qu’il était heureux. Car s’il avait assisté à de nombreuses projections, c’était toujours en catimini, caché dans la cabine ou tancé par sa mère qui lui demandait de se tenir tranquille, ne pas se faire remarquer. Là, il n’était pas toléré mais invité, assis comme un prince, les mains bien posées sur les accoudoirs d’un confortable fauteuil.
Quand à moi, j’avais les yeux écarquillés. Une toile était tendue face à nous. Le silence se fit, l’obscurité aussi.
Comment décrire ce que je ressentis ? Pendant le premier quart d’heure, j’étais cloué, suffoqué, pétrifié par ces personnages qui s’agitaient, si présents, si énormes… Le son était puissant, chaque phrase tonnait, roulait par-dessus moi comme une vague irrésistible. J’avais le sentiment d’être en présence de géants, que j’aurais observés à travers une fenêtre. D’un instant à l’autre, ils franchiraient l’obstacle pour venir nous écraser. J’ai eu du mal à entrer dans l’histoire, tellement ce spectacle, par sa nouveauté, faisait sur moi forte impression. C’était donc ça ? J’adorais cette expérience et je fus saisi de passion pour cette forme d’art. C’était bien mieux que la peinture, ça parlait, ça bougeait…
Peu à peu, je réussis toutefois à m’intéresser à l’action elle-même :
Heini était un Berlinois de mon âge, qui fréquentait les bandes communistes. Son père, un ouvrier au chômage, propageait des idées bolchéviques. A l'issue d'un pique-nique en forêt avec des camarades, Heini découvrait par hasard une base des Jeunesses Hitlériennes. Fasciné, il assistait aux feux de camp et au lever des couleurs. Il était séduit par la rigueur de l’organisation, qui contrastait tant avec le débraillé et la promiscuité des communistes. Peu à peu, il les quittait, se joignait au Jungvolk. Ses anciens amis projetant un sabotage, Heini décidait de les dénoncer aux schupos. Affolée par cette trahison, sa mère se suicidait au gaz. Le jeune garçon se retrouvait à l'hôpital : à son chevet, une délégation des Hitlerjungend venait ensuite lui offrir un uniforme. Dès lors, Heini militait activement dans les rangs du parti National-socialiste. Pourchassé par les rouges au cours de la campagne électorale, il était tué dans un champ de foire. En mourant, il proclamait sa foi en l'avenir du nazisme.
J’ai été bouleversé par la scène finale, quand il vacille et s’effondre au sol, les pieds souillés de boue, avec aux lèvres le début de l’hymne composé par Baldur Von Schirach, que nous avions appris : « notre drapeau claque devant nous »… La lumière est revenue et je n’arrivais pas à me lever, j’étais sonné, en état de transe. D’abord grâce au cinéma et son formidable pouvoir évocateur, auquel rien ne m’avait préparé. Et puis, par l’exemple lumineux de ce film, « le jeune Hitlérien Quex », que je n’ai jamais oublié et qui m’a laissé une forte impression, durable et profonde.
Les adultes ayant manifesté le désir de ne pas se séparer tout de suite, nous nous retrouvâmes dans une brasserie qui était restée ouverte. Notre groupe représentait une bonne vingtaine de personnes, parmi lesquelles Franz et moi étions les seuls mineurs. Cependant, nous pûmes boire une bière, comme les autres. Mon père, au centre, accaparé, ne s'occupait pas de moi, ce qui fait que je ne pus guère rester à ses côtés. Mais j’avais mon ami, et ses yeux brillaient. Il avait, lui aussi, l’âme remplie des mille feux allumés par l’histoire de Quex.
Nous discutâmes à l’écart, tous deux, de la notion de sacrifice, de courage, d’abnégation. Nous n’arrivions pas à nous calmer. Pendant ce temps, les S.A. chantaient, puisant dans le répertoire nationaliste, nazi, voire militaire.
Franz avait été particulièrement interpellé par la scène où Quex gifle son père en l’obligeant à chanter l’Internationale. Il s’était identifié à cette situation, sauf que dans son fantasme il frappait Ernst, et le jetait hors de chez lui.
Dans la voiture, notre conversation se poursuivit, sur des thèmes plus généraux : notre entrée dans la section des grands, les Hitlerjungend, ce que nous ferions après… Mon père nous écoutait, de temps en temps il se mêlait à nos échanges. Il nous dit qu’il avait de grands projets pour Detmold et le comté de Lippe, et que bien sûr, nous jouerions un rôle déterminant dans l’avenir, mon ami et moi.
Lorsque nous déposâmes Franz devant chez lui, mû par une impulsion soudaine, je demandai si je pouvais rester un moment dehors, pour bavarder encore. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, je pensais que la réponse serait un « non », sans appel. Je fus étonné quand mon père me répondit :
- D’accord, mais ne rentre pas trop tard.
Je présume qu’il avait compris l’importance de ce que cette soirée avait déclenché, et la nécessité qu’il y avait de nous laisser ensemble, dans ce climat d’émulation mutuelle où chacun entraînait l’autre.
Assis sur les marches biscornues et crasseuses, près des poubelles qui puaient, nous oubliions complètement le cadre, la nuit qui nous entourait, les milliers de personnes qui dormaient autour de nous, larves inconscientes blotties dans un sommeil improductif. La fièvre nous tenait, l’envie d’agir, de bouleverser le monde. Nous passâmes plusieurs heures à parler de cet engagement, de notre détermination à suivre cette voie. Aiguillonnés par la mystique qui entourait Quex et son sacrifice, nous ne pensions plus qu’à devenir des héros, servir pour la cause. Nous chuchotions comme des comploteurs, unis par une ferveur qui nous faisait vibrer, tendus, exaltés.
Ce n’est qu’au petit matin que je me résolus à quitter Franz. Mes yeux brûlaient, je titubais en regagnant la maison.
Le 8 Bertastrasse était plongé dans un profond silence. Je m’appliquai à ne pas faire craquer les marches et regagnai mon lit.
Ce fut d’autant plus facile que lorsque je frappai à sa porte, il vint m’ouvrir aussitôt. Les adultes se disputaient, isolés dans leur monde de haine et de ressentiment, coupés de ce qui se passait autour d’eux. Nous dévalâmes les escaliers quatre à quatre.
A présent, nous sortions des faubourgs de la ville. Nous roulions dans la campagne, traversant des bourgades endormies : Müssen, Lage, Ubedissen… Je n’osais pas demander où nous allions. J’avais compris que ma question n’aurait pas reçu de réponse. Franz, silencieux, regardait par la vitre. Il semblait calme et confiant.
Enfin, nous nous arrêtâmes à Bielefeld, dans l’artère principale. Mon père gara la voiture et là, je vis sur le trottoir un groupe de chemises brunes, parmi lesquelles Bauer, qui vint nous saluer :
- Herr Doktor, les garçons… C’est un grand moment ! C’est bien que vous ayez pu nous rejoindre. Venez donc.
C’était la première fois que j’entrais dans un cinéma. Jusqu’à présent, j’étais passé devant avec Mutti, dévorant les affiches des yeux, mais rien de plus. Nous approchâmes du guichet, tout illuminé, et je vis mon père sortir son portefeuille ; Franz me donna un coup de coude : on nous payait nos places ! Nous nous sentions comme des rois.
Les allées étaient tendues de velours cramoisi, plongées dans une demi-pénombre. Mon père s’était retrouvé entouré de S.A. qui tenaient tous à lui serrer la main, lui parler. Mon ami et moi emboitâmes le pas à cette troupe qui discutait avec animation, précédée d’une charmante hôtesse, munie d’une lampe de poche. Elle nous plaça dans l’immense salle et mon père lui donna un pourboire. Franz me fit un clin d’œil : lui connaissait tout ça, puisque sa mère avait fait ce métier. Des films, il en avait vu plein. Il affectait une mine blasée mais je savais qu’il était heureux. Car s’il avait assisté à de nombreuses projections, c’était toujours en catimini, caché dans la cabine ou tancé par sa mère qui lui demandait de se tenir tranquille, ne pas se faire remarquer. Là, il n’était pas toléré mais invité, assis comme un prince, les mains bien posées sur les accoudoirs d’un confortable fauteuil.
Quand à moi, j’avais les yeux écarquillés. Une toile était tendue face à nous. Le silence se fit, l’obscurité aussi.
Comment décrire ce que je ressentis ? Pendant le premier quart d’heure, j’étais cloué, suffoqué, pétrifié par ces personnages qui s’agitaient, si présents, si énormes… Le son était puissant, chaque phrase tonnait, roulait par-dessus moi comme une vague irrésistible. J’avais le sentiment d’être en présence de géants, que j’aurais observés à travers une fenêtre. D’un instant à l’autre, ils franchiraient l’obstacle pour venir nous écraser. J’ai eu du mal à entrer dans l’histoire, tellement ce spectacle, par sa nouveauté, faisait sur moi forte impression. C’était donc ça ? J’adorais cette expérience et je fus saisi de passion pour cette forme d’art. C’était bien mieux que la peinture, ça parlait, ça bougeait…
Peu à peu, je réussis toutefois à m’intéresser à l’action elle-même :
Heini était un Berlinois de mon âge, qui fréquentait les bandes communistes. Son père, un ouvrier au chômage, propageait des idées bolchéviques. A l'issue d'un pique-nique en forêt avec des camarades, Heini découvrait par hasard une base des Jeunesses Hitlériennes. Fasciné, il assistait aux feux de camp et au lever des couleurs. Il était séduit par la rigueur de l’organisation, qui contrastait tant avec le débraillé et la promiscuité des communistes. Peu à peu, il les quittait, se joignait au Jungvolk. Ses anciens amis projetant un sabotage, Heini décidait de les dénoncer aux schupos. Affolée par cette trahison, sa mère se suicidait au gaz. Le jeune garçon se retrouvait à l'hôpital : à son chevet, une délégation des Hitlerjungend venait ensuite lui offrir un uniforme. Dès lors, Heini militait activement dans les rangs du parti National-socialiste. Pourchassé par les rouges au cours de la campagne électorale, il était tué dans un champ de foire. En mourant, il proclamait sa foi en l'avenir du nazisme.
J’ai été bouleversé par la scène finale, quand il vacille et s’effondre au sol, les pieds souillés de boue, avec aux lèvres le début de l’hymne composé par Baldur Von Schirach, que nous avions appris : « notre drapeau claque devant nous »… La lumière est revenue et je n’arrivais pas à me lever, j’étais sonné, en état de transe. D’abord grâce au cinéma et son formidable pouvoir évocateur, auquel rien ne m’avait préparé. Et puis, par l’exemple lumineux de ce film, « le jeune Hitlérien Quex », que je n’ai jamais oublié et qui m’a laissé une forte impression, durable et profonde.
Les adultes ayant manifesté le désir de ne pas se séparer tout de suite, nous nous retrouvâmes dans une brasserie qui était restée ouverte. Notre groupe représentait une bonne vingtaine de personnes, parmi lesquelles Franz et moi étions les seuls mineurs. Cependant, nous pûmes boire une bière, comme les autres. Mon père, au centre, accaparé, ne s'occupait pas de moi, ce qui fait que je ne pus guère rester à ses côtés. Mais j’avais mon ami, et ses yeux brillaient. Il avait, lui aussi, l’âme remplie des mille feux allumés par l’histoire de Quex.
Nous discutâmes à l’écart, tous deux, de la notion de sacrifice, de courage, d’abnégation. Nous n’arrivions pas à nous calmer. Pendant ce temps, les S.A. chantaient, puisant dans le répertoire nationaliste, nazi, voire militaire.
Franz avait été particulièrement interpellé par la scène où Quex gifle son père en l’obligeant à chanter l’Internationale. Il s’était identifié à cette situation, sauf que dans son fantasme il frappait Ernst, et le jetait hors de chez lui.
Dans la voiture, notre conversation se poursuivit, sur des thèmes plus généraux : notre entrée dans la section des grands, les Hitlerjungend, ce que nous ferions après… Mon père nous écoutait, de temps en temps il se mêlait à nos échanges. Il nous dit qu’il avait de grands projets pour Detmold et le comté de Lippe, et que bien sûr, nous jouerions un rôle déterminant dans l’avenir, mon ami et moi.
Lorsque nous déposâmes Franz devant chez lui, mû par une impulsion soudaine, je demandai si je pouvais rester un moment dehors, pour bavarder encore. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, je pensais que la réponse serait un « non », sans appel. Je fus étonné quand mon père me répondit :
- D’accord, mais ne rentre pas trop tard.
Je présume qu’il avait compris l’importance de ce que cette soirée avait déclenché, et la nécessité qu’il y avait de nous laisser ensemble, dans ce climat d’émulation mutuelle où chacun entraînait l’autre.
Assis sur les marches biscornues et crasseuses, près des poubelles qui puaient, nous oubliions complètement le cadre, la nuit qui nous entourait, les milliers de personnes qui dormaient autour de nous, larves inconscientes blotties dans un sommeil improductif. La fièvre nous tenait, l’envie d’agir, de bouleverser le monde. Nous passâmes plusieurs heures à parler de cet engagement, de notre détermination à suivre cette voie. Aiguillonnés par la mystique qui entourait Quex et son sacrifice, nous ne pensions plus qu’à devenir des héros, servir pour la cause. Nous chuchotions comme des comploteurs, unis par une ferveur qui nous faisait vibrer, tendus, exaltés.
Ce n’est qu’au petit matin que je me résolus à quitter Franz. Mes yeux brûlaient, je titubais en regagnant la maison.
Le 8 Bertastrasse était plongé dans un profond silence. Je m’appliquai à ne pas faire craquer les marches et regagnai mon lit.
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