Violon, rosiers, et obus de 140.
... L’été se déroula ainsi. Le matin, j’étudiais la musique avec Oma, qui me houspillait, m’encourageait, alternait compliments et critiques, de sa voix un peu grinçante, qui n’était pas sans parenté avec les miaulements des cordes sous le frottement de l’archet. Le reste de la journée s’organisait à ma guise ; j’avais tout loisir pour m’enfuir dans le domaine, me percher en haut d’un arbre pour observer les oiseaux, lire, flâner. Parfois je dormais sous un saule. Certains jours, je prenais part aux travaux d’Opa sur les rosiers. Il m’expliquait comment se faisait la sélection, à quel moment tailler les tiges, quels critères pour les choisir, me montrait les gestes du bouturage….
J’écoutais mais ne retenais pas. Franz me manquait. Sans lui, j’avais la pénible sensation d’être une coquille vide, un corps qui avançait tout seul, mais qui ne savait pas réellement où aller.
Mes journées se structuraient de cette manière. Cours de violon le matin, déjeuner avec mes grands-parents, puis quartier libre jusqu’au soir. Pendant le repas de midi, je devais me tenir impeccablement. La conversation portait soit sur mes éventuels progrès ( mais Oma était si exigeante ), soit sur les différents soucis liés au domaine : les ouvriers qu’il fallait constamment surveiller, l’entretien des plantations, les maladies… J’entendais des mots étranges, aux sonorités souvent curieuses : chlorose, oïdium… Mais le plus souvent, à table, le sujet privilégié, c’était politique et argent.
Quand cette question était abordée, c’est Opa qui pérorait, commentait laconiquement les décisions prises, avec beaucoup de sarcasmes. Ses jugements étaient sans appel. Oma approuvait le plus souvent ; ils avaient des idées semblables, elle n’était pas de reste pour condamner nos dirigeants. Cependant, cet été-là, je ne sais pas pourquoi, je pris conscience du fait que malgré les apparences, c’était elle qui avait toujours l’avantage, le dernier mot. Elle pilotait la conversation, avec une réelle économie de moyens, parlant avec parcimonie, se contentant de hocher la tête. Opa s’exprimait plus, haut et fort, il avait l’impression de mener la danse ; mais il suffisait d’être un peu observateur pour constater qu’elle était là et l’influençait, constamment. Comme on m’oubliait, qu’on partait du principe que je n’étais qu’un gamin, j’avais toute latitude pour écouter, tout en triturant la nourriture dans mon assiette. Quand par hasard Opa aurait hésité, elle balayait ses doutes à coups de petites phrases presque anodines mais qui faisaient mouche, clôturant le débat parce qu’on ne trouvait rien à y répondre, le tout se présentant sous une forme concise, faussement ingénue, dans une simplicité feinte, remplie de duplicité. J’admirais sa vivacité d’esprit et j’avais tendance à associer cette aisance verbale avec sa virtuosité au violon. Ma grand-mère était vraiment quelqu’un, et son mari, tout haut gradé qu’il avait été, finissait invariablement par se ranger à ses conceptions ; mais cela se passait de façon feutrée, sans heurts. Elle l’avait convaincu avec l’air de celle qui se borne à donner son avis en passant, par petites touches, mine de rien. Die Rosengarten était dirigé par elle, en réalité. Opa trônait derrière son bureau, arpentait infatigablement les hectares de plantations, à pied ou sur le dos de son cheval pie. Il donnait des ordres, établissait de façon stricte l’emploi du temps et les attributions de chacun, se faisait craindre par ses manières autoritaires, sa cravache toujours prête à servir. Oma, pendant ce temps, n’avait l’air de se préoccuper que de son concerto, indifférente à tout le reste. Ce n’était qu’une façade, mais travaillée à la perfection, toute en legato.
Je devais passer six semaines à la propriété. Elles s’étirèrent sur ce mode, entre musique, errances dans le domaine, et observation attentive des subtils jeux de pouvoir entre mes grands-parents, quand nous étions réunis tous trois autour de la grande table, sous les lustres en cristal de Bohème. Oma, de ses mains fines et pâles, tournait délicatement le café dans sa tasse en porcelaine de Meissen. Et elle distillait ses pensées, très sûre d’elle, tout en s’appliquant à conserver une attitude neutre et, en apparence, totalement désintéressée. Elle sirotait à petites gorgées, avec sur le visage une expression de bonté teintée d’ennui, comme si donner la réplique à son mari avait fait partie d’obligations courtoises mais pesantes. En réalité, elle avançait ses pions, mais avec l’air de ne pas y toucher.
Certains jours, Opa me rejoignait dans la bibliothèque et, stimulé par la présence de ces objets chargés d’histoire, me racontait des anecdotes sur telle ou telle pièce de sa collection ; il partait dans d’épiques récits concernant la bataille de Tannenberg, ou sur la grande épopée de Verdun. Autant sa femme se montrait détachée, mondaine, autant lui s’emportait, et je reconnaissais bien là le caractère dont mon père avait hérité. Opa s’animait, plein de panache et je l’écoutais, rivé à ses lèvres ; j’oubliais le temps qui passait. J’adorais ses chroniques, sa façon de décrire, de fouiller les détails, d’exalter les sentiments… Opa savait s’y prendre, il restituait très bien l’ambiance de fracas, de danger, de bravoure ; j’avais l’impression d’avoir assisté aux événements, de sentir l’odeur de la poudre. Il régnait entre nous une complicité, dans ces moments…
J’aimais nettement moins quand la conversation s’aventurait sur le terrain psychologique. « Tu comprends, me disait-il, ta grand-mère, comme toutes les femmes, ne sait pas ce qu’un homme peut ressentir. Pour elles, la guerre n’est que vacarme inutile. Elle me respecte et sait ma valeur. Mais elle accorde bien plus d’attention à son crincrin et ses fichues partitions. Elle a bien quelques opinions intéressantes en politique, mais ce ne sont pas des affaires destinées aux dames. Je suis bien content que tu viennes de temps en temps ; avec toi je peux parler, tu sais écouter ».
Pour ça oui, j’avais des dons. Mon père m’avait formé à la patience. J’avais appris à paraitre attentif, à hocher du chef au bon moment, même quand je m’ennuyais à mourir ou quand le discours de l’autre devenait trop abstrait. Je savais accrocher un mot au passage et rebondir, voire répondre, prendre l’air d’avoir suivi, même si en réalité je n’avais rien compris, ou si peu. Ce qui fait qu’en définitive, passionné ou complètement noyé sous d’assommantes allocutions, je présentais toujours cet aspect lisse, ce regard neutre, cette attention, cette réceptivité polie, qui faisaient de moi un interlocuteur agréable.
Opa entretenait volontiers l’idée que plus tard, je serais, moi aussi, général ou quelque chose comme ça. Mon père, lui, me voyait déjà dans la peau d’un médecin. Oma voulait me pousser vers la musique. Et moi, je n’avais qu’une envie : qu’on me laissât rêver en paix.
J’écoutais mais ne retenais pas. Franz me manquait. Sans lui, j’avais la pénible sensation d’être une coquille vide, un corps qui avançait tout seul, mais qui ne savait pas réellement où aller.
Mes journées se structuraient de cette manière. Cours de violon le matin, déjeuner avec mes grands-parents, puis quartier libre jusqu’au soir. Pendant le repas de midi, je devais me tenir impeccablement. La conversation portait soit sur mes éventuels progrès ( mais Oma était si exigeante ), soit sur les différents soucis liés au domaine : les ouvriers qu’il fallait constamment surveiller, l’entretien des plantations, les maladies… J’entendais des mots étranges, aux sonorités souvent curieuses : chlorose, oïdium… Mais le plus souvent, à table, le sujet privilégié, c’était politique et argent.
Quand cette question était abordée, c’est Opa qui pérorait, commentait laconiquement les décisions prises, avec beaucoup de sarcasmes. Ses jugements étaient sans appel. Oma approuvait le plus souvent ; ils avaient des idées semblables, elle n’était pas de reste pour condamner nos dirigeants. Cependant, cet été-là, je ne sais pas pourquoi, je pris conscience du fait que malgré les apparences, c’était elle qui avait toujours l’avantage, le dernier mot. Elle pilotait la conversation, avec une réelle économie de moyens, parlant avec parcimonie, se contentant de hocher la tête. Opa s’exprimait plus, haut et fort, il avait l’impression de mener la danse ; mais il suffisait d’être un peu observateur pour constater qu’elle était là et l’influençait, constamment. Comme on m’oubliait, qu’on partait du principe que je n’étais qu’un gamin, j’avais toute latitude pour écouter, tout en triturant la nourriture dans mon assiette. Quand par hasard Opa aurait hésité, elle balayait ses doutes à coups de petites phrases presque anodines mais qui faisaient mouche, clôturant le débat parce qu’on ne trouvait rien à y répondre, le tout se présentant sous une forme concise, faussement ingénue, dans une simplicité feinte, remplie de duplicité. J’admirais sa vivacité d’esprit et j’avais tendance à associer cette aisance verbale avec sa virtuosité au violon. Ma grand-mère était vraiment quelqu’un, et son mari, tout haut gradé qu’il avait été, finissait invariablement par se ranger à ses conceptions ; mais cela se passait de façon feutrée, sans heurts. Elle l’avait convaincu avec l’air de celle qui se borne à donner son avis en passant, par petites touches, mine de rien. Die Rosengarten était dirigé par elle, en réalité. Opa trônait derrière son bureau, arpentait infatigablement les hectares de plantations, à pied ou sur le dos de son cheval pie. Il donnait des ordres, établissait de façon stricte l’emploi du temps et les attributions de chacun, se faisait craindre par ses manières autoritaires, sa cravache toujours prête à servir. Oma, pendant ce temps, n’avait l’air de se préoccuper que de son concerto, indifférente à tout le reste. Ce n’était qu’une façade, mais travaillée à la perfection, toute en legato.
Je devais passer six semaines à la propriété. Elles s’étirèrent sur ce mode, entre musique, errances dans le domaine, et observation attentive des subtils jeux de pouvoir entre mes grands-parents, quand nous étions réunis tous trois autour de la grande table, sous les lustres en cristal de Bohème. Oma, de ses mains fines et pâles, tournait délicatement le café dans sa tasse en porcelaine de Meissen. Et elle distillait ses pensées, très sûre d’elle, tout en s’appliquant à conserver une attitude neutre et, en apparence, totalement désintéressée. Elle sirotait à petites gorgées, avec sur le visage une expression de bonté teintée d’ennui, comme si donner la réplique à son mari avait fait partie d’obligations courtoises mais pesantes. En réalité, elle avançait ses pions, mais avec l’air de ne pas y toucher.
Certains jours, Opa me rejoignait dans la bibliothèque et, stimulé par la présence de ces objets chargés d’histoire, me racontait des anecdotes sur telle ou telle pièce de sa collection ; il partait dans d’épiques récits concernant la bataille de Tannenberg, ou sur la grande épopée de Verdun. Autant sa femme se montrait détachée, mondaine, autant lui s’emportait, et je reconnaissais bien là le caractère dont mon père avait hérité. Opa s’animait, plein de panache et je l’écoutais, rivé à ses lèvres ; j’oubliais le temps qui passait. J’adorais ses chroniques, sa façon de décrire, de fouiller les détails, d’exalter les sentiments… Opa savait s’y prendre, il restituait très bien l’ambiance de fracas, de danger, de bravoure ; j’avais l’impression d’avoir assisté aux événements, de sentir l’odeur de la poudre. Il régnait entre nous une complicité, dans ces moments…
J’aimais nettement moins quand la conversation s’aventurait sur le terrain psychologique. « Tu comprends, me disait-il, ta grand-mère, comme toutes les femmes, ne sait pas ce qu’un homme peut ressentir. Pour elles, la guerre n’est que vacarme inutile. Elle me respecte et sait ma valeur. Mais elle accorde bien plus d’attention à son crincrin et ses fichues partitions. Elle a bien quelques opinions intéressantes en politique, mais ce ne sont pas des affaires destinées aux dames. Je suis bien content que tu viennes de temps en temps ; avec toi je peux parler, tu sais écouter ».
Pour ça oui, j’avais des dons. Mon père m’avait formé à la patience. J’avais appris à paraitre attentif, à hocher du chef au bon moment, même quand je m’ennuyais à mourir ou quand le discours de l’autre devenait trop abstrait. Je savais accrocher un mot au passage et rebondir, voire répondre, prendre l’air d’avoir suivi, même si en réalité je n’avais rien compris, ou si peu. Ce qui fait qu’en définitive, passionné ou complètement noyé sous d’assommantes allocutions, je présentais toujours cet aspect lisse, ce regard neutre, cette attention, cette réceptivité polie, qui faisaient de moi un interlocuteur agréable.
Opa entretenait volontiers l’idée que plus tard, je serais, moi aussi, général ou quelque chose comme ça. Mon père, lui, me voyait déjà dans la peau d’un médecin. Oma voulait me pousser vers la musique. Et moi, je n’avais qu’une envie : qu’on me laissât rêver en paix.
Partager