Fausses notes et décalages.
J’eus le plaisir de revoir Inge à la leçon suivante. Je m’en tirai sans trop de remontrances mais plus d’une fois, il fut évident pour tous que je n’avais pas travaillé. J’avais l’esprit ailleurs. Je ne pensais qu’au trajet du retour, au moment où, peut-être, j’oserais déclarer mes pensées pour elle.
Cela se déclinait sur un mode assez abstrait. Je ne me représentais pas en train de l’embrasser, la toucher, encore moins faire des choses répugnantes comme sur ces cartes postales que Franz m’avait montrées. Je crois que tout ce que je voulais, c’était une acceptation, un signe qui signifierait « oui ». Qu’elle répondît en retour à mes intentions. Je me voyais en train de prendre sa main, si petite, si délicate. Elle laisserait ses doigts dans ma paume et me sourirait. Je n’arrivais pas à pousser plus loin le fantasme. Il se résumait à ça.
En attendant, j’étais à la traîne sur la gamme de sol majeur, que nous tentions de jouer en tierces décalées. Quand c’était mon tour de marquer le temps, je m’en sortais à peu près. Mais lorsque je devais attaquer sur la croche, je n’étais pas en place. Le métronome était là pour me le démontrer, implacablement, seconde après seconde.
Fräulein Schneider me faisait recommencer, en apparence imperturbable. Moi qui la connaissais bien à présent, je savais remarquer, à des signes ténus, qu’elle était énervée. Le coin de ses lèvres devenait pâle, ses gestes étaient plus secs, moins gracieux. Et quand elle en avait vraiment assez, elle se tournait vers la fenêtre, comme si elle refusait de me regarder. De dos, elle nous donnait ses indications, entrecoupées de soupirs. J’admirais sa rigueur, la clarté avec laquelle dans son esprit la musique se déroulait ; elle m’en donnait une vision majestueuse. Toutefois, j’avais quitté cet univers sage, ordonné, cohérent, pour m’aventurer dans autre chose. Franz, mon père, le parti…
Les exercices s’enchaînaient. C’était une forme de torture assez subtile. Je devais subir les exigences de Fräulein Schneider, qui restait inflexible. Je souffrais certes, mais l’aimais beaucoup et avais le sentiment qu’elle aurait pu me demander n’importe quoi. Et puis il y avait Inge qui m’aidait comme elle le pouvait, et dont chaque note était parfaite. Toutefois, si son attitude envers moi restait avenante, il y avait un je ne sais quoi de différent, et ça me préoccupait.
Enfin, la leçon terminée, nous remballâmes instruments et partitions. Le moment approchait et je devenais de plus en plus nerveux.
Quand nous fûmes dehors, Inge me permit de la raccompagner. J’étais ravi, mais mon cœur battait la chamade. A chaque instant, je me disais que j’allais me lancer. Et puis j’hésitais et remettais à plus tard. Encore une minute et je lui dis que je l’aime, pensais-je.
Autour de nous, le décor de la rue défilait. Les voitures passaient à côté de nous, pétaradantes. Dans les platanes, les moineaux pépiaient. Le printemps était là, dans toute sa splendeur.
Le retour me paraissait long, tout à coup. J’avais envie d’uriner ; c’était idiot, j’aurais dû y aller avant de quitter le logement de Fräulein Schneider. Inge était à mes côtés, marchant avec grâce. Une petite voix me disait : vas-y, maintenant, tout de suite ! Mais, par lâcheté, je repoussais constamment l’épreuve. Je devais faire ou dire quelque chose, sinon ma chance finirait par passer. Un autre que moi, plus hardi, oserait l’entreprendre et me damerait le pion.
Je me mis à parler. Mais au lieu d’aborder le sujet qui me brûlait les lèvres, je cédai à la facilité. Dans un brusque désir de l’épater, je lui décrivis mon adhésion au Jungvolk, et mon intention de partir à Marienbourg pour prêter serment à Adolf Hitler.
Elle m’écouta gravement, poliment, mais tout dans son attitude semblait traduire une volonté de distance. Elle ne ponctuait pas mon discours de questions, de remarques enthousiastes, ne me congratulait pas pour cet engagement que je lui relatais avec ferveur, soucieux de le rendre intéressant. Elle se cantonnait à un mutisme de plus en plus palpable et regardait droit devant, comme si elle était seule dans la rue.
Peu à peu, mon débit diminua. Je finis par me taire.
Nous continuions notre progression, silencieux.
Quand je tournai pour rejoindre Bertastrasse, elle ne fit rien ni pour m’embrasser, ni pour me serrer la main. Tenant son étui contre sa poitrine, elle se contenta d’énoncer :
- Je connais les idées de cet Hitler dont tu parles. Mon père est au SPD et m’en a parlé. Si tu veux mon avis, il n’en sortira rien de bon.
- …
- De plus, je dois te dire que, du côté de ma mère, toute ma famille est Juive. Ce qui fait que je ne suis pas, comme dit ton parti, une pure Aryenne.
Elle s’en fut et je la regardai, incapable de prononcer un mot. Au bout de quelques pas, sans se retourner, elle me lança :
- A la semaine prochaine. Et travaille ta régularité !
Je restai stupidement planté, ne voulant pas perdre une miette de sa silhouette qui s’éloignait.
Cela se déclinait sur un mode assez abstrait. Je ne me représentais pas en train de l’embrasser, la toucher, encore moins faire des choses répugnantes comme sur ces cartes postales que Franz m’avait montrées. Je crois que tout ce que je voulais, c’était une acceptation, un signe qui signifierait « oui ». Qu’elle répondît en retour à mes intentions. Je me voyais en train de prendre sa main, si petite, si délicate. Elle laisserait ses doigts dans ma paume et me sourirait. Je n’arrivais pas à pousser plus loin le fantasme. Il se résumait à ça.
En attendant, j’étais à la traîne sur la gamme de sol majeur, que nous tentions de jouer en tierces décalées. Quand c’était mon tour de marquer le temps, je m’en sortais à peu près. Mais lorsque je devais attaquer sur la croche, je n’étais pas en place. Le métronome était là pour me le démontrer, implacablement, seconde après seconde.
Fräulein Schneider me faisait recommencer, en apparence imperturbable. Moi qui la connaissais bien à présent, je savais remarquer, à des signes ténus, qu’elle était énervée. Le coin de ses lèvres devenait pâle, ses gestes étaient plus secs, moins gracieux. Et quand elle en avait vraiment assez, elle se tournait vers la fenêtre, comme si elle refusait de me regarder. De dos, elle nous donnait ses indications, entrecoupées de soupirs. J’admirais sa rigueur, la clarté avec laquelle dans son esprit la musique se déroulait ; elle m’en donnait une vision majestueuse. Toutefois, j’avais quitté cet univers sage, ordonné, cohérent, pour m’aventurer dans autre chose. Franz, mon père, le parti…
Les exercices s’enchaînaient. C’était une forme de torture assez subtile. Je devais subir les exigences de Fräulein Schneider, qui restait inflexible. Je souffrais certes, mais l’aimais beaucoup et avais le sentiment qu’elle aurait pu me demander n’importe quoi. Et puis il y avait Inge qui m’aidait comme elle le pouvait, et dont chaque note était parfaite. Toutefois, si son attitude envers moi restait avenante, il y avait un je ne sais quoi de différent, et ça me préoccupait.
Enfin, la leçon terminée, nous remballâmes instruments et partitions. Le moment approchait et je devenais de plus en plus nerveux.
Quand nous fûmes dehors, Inge me permit de la raccompagner. J’étais ravi, mais mon cœur battait la chamade. A chaque instant, je me disais que j’allais me lancer. Et puis j’hésitais et remettais à plus tard. Encore une minute et je lui dis que je l’aime, pensais-je.
Autour de nous, le décor de la rue défilait. Les voitures passaient à côté de nous, pétaradantes. Dans les platanes, les moineaux pépiaient. Le printemps était là, dans toute sa splendeur.
Le retour me paraissait long, tout à coup. J’avais envie d’uriner ; c’était idiot, j’aurais dû y aller avant de quitter le logement de Fräulein Schneider. Inge était à mes côtés, marchant avec grâce. Une petite voix me disait : vas-y, maintenant, tout de suite ! Mais, par lâcheté, je repoussais constamment l’épreuve. Je devais faire ou dire quelque chose, sinon ma chance finirait par passer. Un autre que moi, plus hardi, oserait l’entreprendre et me damerait le pion.
Je me mis à parler. Mais au lieu d’aborder le sujet qui me brûlait les lèvres, je cédai à la facilité. Dans un brusque désir de l’épater, je lui décrivis mon adhésion au Jungvolk, et mon intention de partir à Marienbourg pour prêter serment à Adolf Hitler.
Elle m’écouta gravement, poliment, mais tout dans son attitude semblait traduire une volonté de distance. Elle ne ponctuait pas mon discours de questions, de remarques enthousiastes, ne me congratulait pas pour cet engagement que je lui relatais avec ferveur, soucieux de le rendre intéressant. Elle se cantonnait à un mutisme de plus en plus palpable et regardait droit devant, comme si elle était seule dans la rue.
Peu à peu, mon débit diminua. Je finis par me taire.
Nous continuions notre progression, silencieux.
Quand je tournai pour rejoindre Bertastrasse, elle ne fit rien ni pour m’embrasser, ni pour me serrer la main. Tenant son étui contre sa poitrine, elle se contenta d’énoncer :
- Je connais les idées de cet Hitler dont tu parles. Mon père est au SPD et m’en a parlé. Si tu veux mon avis, il n’en sortira rien de bon.
- …
- De plus, je dois te dire que, du côté de ma mère, toute ma famille est Juive. Ce qui fait que je ne suis pas, comme dit ton parti, une pure Aryenne.
Elle s’en fut et je la regardai, incapable de prononcer un mot. Au bout de quelques pas, sans se retourner, elle me lança :
- A la semaine prochaine. Et travaille ta régularité !
Je restai stupidement planté, ne voulant pas perdre une miette de sa silhouette qui s’éloignait.
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