Le grand soir était enfin arrivé...
Un autre soir, j’étais déjà en pyjama, quand mon père entra dans ma chambre. Avec un sourire un peu mystérieux, il commanda :
- Wolfgang, habille-toi.
Je m’étonnai :
- Et Mutti, qu’est-ce qu’elle va dire ? Elle n’aime pas que je me couche tard.
- Oublie un peu les jupes de ta mère et dépêche-toi ! Je t’attends dans le vestibule. Et prends un manteau, il fait froid.
J’enfilai mes vêtements en toute hâte. Nous nous engouffrâmes dans la voiture, et direction le centre-ville.
Le local était éclairé et décoré. On avait dressé des tréteaux au centre de la pièce principale, posé une jolie nappe et il y avait là toute sortes de bonne choses : jambons et pains, mais aussi kéfir, fruits secs, et même du caviar. Je remarquai également plusieurs bouteilles de champagne. La salle était bien remplie : des femmes, en belle toilette, des membres de la S.A., des gens en costume de ville dont la plupart portaient un brassard du parti.
Quand nous entrâmes mon père et moi, un murmure nous accueillit. Le gens venaient, se pressaient autour de nous, serraient la main au docteur Ström, dont les efforts étaient enfin récompensés. On me faisait des compliments, et sans rien demander, je me retrouvai avec une part de tarte à la quetsche et un verre de sirop de menthe. Je m’assis dans un coin. Les adultes discutaient : Hermann Goering, comme on s’y attendait, n’avait pas pu venir, mais on espérait qu’il enverrait quelqu’un du parti pour faire un discours.
Je saluai poliment Fritz Bauer et sa femme, ainsi que toutes les personnes que je connaissais, ou qu’on cru bon de me présenter. Mais je n’étais qu’un enfant et rapidement, on m’oublia. Un gramophone passait de la musique légère et le brouhaha des conversations me livrait des bribes de phrases qui se télescopaient, ne voulaient plus rien dire. J’étais à la fois fier de mon père, content de voir que l’antenne du parti allait enfin prendre son essor, mais en même temps, je m’ennuyais passablement. Il était tard et, sans rien pour me stimuler, j’avais tendance à me replier sur moi, m’endormir.
Tout à coup, on frappa sur mon épaule. Je me retournai : c’était Franz. Comment avait-il su, comment avait-il fait pour venir à cette heure ? Je l’ignore. Mais il était là. Il n’avait pas les moyens, bien sûr, de s’habiller comme un riche, mais il avait tout de même passé, par-dessus sa veste à carreaux, un brassard à croix gammée. Je le désignai du doigt :
- Où as-tu eu ça ?
Il eut une moue dédaigneuse pour ma boisson :
- C’est tout ce que tu as trouvé ? De la menthe ? Attends, laisse-moi faire.
Il s’éloigna dans la foule, revint au bout de quelques secondes avec deux coupes de champagne. Il m’en tendit une, nous les fîmes se choquer, puis il déclara :
- Prosit ! A la santé du parti de ton père.
- A la santé de notre parti, mon ami.
Au bout de trois verres, la tête me tournait un peu. Nous sortîmes un instant dehors. Là, dans Adolfstrasse endormie, livrée à l’obscurité, on n’entendait que les flonflons qui sortaient du local, ponctués d’effluves de tabac. Le froid piquant nous saisit. Franz marchait nonchalamment, le long du trottoir. Il leva les yeux vers la voûte céleste :
- Tu vois ces étoiles, là-haut, Wolfgang ?
- Je les vois.
- Eh bien aussi vrai qu’elles existent, je te dis que notre destin est en train de changer. Nous ferons de grandes choses dans notre vie, tu verras.
Il m’offrit un grand et franc sourire, que je lui rendis. Son haleine se condensait en un nuage laiteux, je sentais mes orteils se recroqueviller dans les chaussures, mon dos se crispait : nous retournâmes au chaud.
A l’intérieur, nous retrouvâmes nos places. L’heure qui suivit, nous discutâmes tranquillement. De temps en temps, on venait nous apporter un petit four, de quoi grignoter, on nous lançait une plaisanterie… Les rires et les bavardages allaient bon train, l’ambiance était détendue. Je me laissais aller à une espèce d’euphorie. J’avais envie de croire Franz. Oui, nous allions sûrement avoir un sort hors du commun. Nous étions taillés pour le succès et l’aventure.
- Wolfgang, habille-toi.
Je m’étonnai :
- Et Mutti, qu’est-ce qu’elle va dire ? Elle n’aime pas que je me couche tard.
- Oublie un peu les jupes de ta mère et dépêche-toi ! Je t’attends dans le vestibule. Et prends un manteau, il fait froid.
J’enfilai mes vêtements en toute hâte. Nous nous engouffrâmes dans la voiture, et direction le centre-ville.
Le local était éclairé et décoré. On avait dressé des tréteaux au centre de la pièce principale, posé une jolie nappe et il y avait là toute sortes de bonne choses : jambons et pains, mais aussi kéfir, fruits secs, et même du caviar. Je remarquai également plusieurs bouteilles de champagne. La salle était bien remplie : des femmes, en belle toilette, des membres de la S.A., des gens en costume de ville dont la plupart portaient un brassard du parti.
Quand nous entrâmes mon père et moi, un murmure nous accueillit. Le gens venaient, se pressaient autour de nous, serraient la main au docteur Ström, dont les efforts étaient enfin récompensés. On me faisait des compliments, et sans rien demander, je me retrouvai avec une part de tarte à la quetsche et un verre de sirop de menthe. Je m’assis dans un coin. Les adultes discutaient : Hermann Goering, comme on s’y attendait, n’avait pas pu venir, mais on espérait qu’il enverrait quelqu’un du parti pour faire un discours.
Je saluai poliment Fritz Bauer et sa femme, ainsi que toutes les personnes que je connaissais, ou qu’on cru bon de me présenter. Mais je n’étais qu’un enfant et rapidement, on m’oublia. Un gramophone passait de la musique légère et le brouhaha des conversations me livrait des bribes de phrases qui se télescopaient, ne voulaient plus rien dire. J’étais à la fois fier de mon père, content de voir que l’antenne du parti allait enfin prendre son essor, mais en même temps, je m’ennuyais passablement. Il était tard et, sans rien pour me stimuler, j’avais tendance à me replier sur moi, m’endormir.
Tout à coup, on frappa sur mon épaule. Je me retournai : c’était Franz. Comment avait-il su, comment avait-il fait pour venir à cette heure ? Je l’ignore. Mais il était là. Il n’avait pas les moyens, bien sûr, de s’habiller comme un riche, mais il avait tout de même passé, par-dessus sa veste à carreaux, un brassard à croix gammée. Je le désignai du doigt :
- Où as-tu eu ça ?
Il eut une moue dédaigneuse pour ma boisson :
- C’est tout ce que tu as trouvé ? De la menthe ? Attends, laisse-moi faire.
Il s’éloigna dans la foule, revint au bout de quelques secondes avec deux coupes de champagne. Il m’en tendit une, nous les fîmes se choquer, puis il déclara :
- Prosit ! A la santé du parti de ton père.
- A la santé de notre parti, mon ami.
Au bout de trois verres, la tête me tournait un peu. Nous sortîmes un instant dehors. Là, dans Adolfstrasse endormie, livrée à l’obscurité, on n’entendait que les flonflons qui sortaient du local, ponctués d’effluves de tabac. Le froid piquant nous saisit. Franz marchait nonchalamment, le long du trottoir. Il leva les yeux vers la voûte céleste :
- Tu vois ces étoiles, là-haut, Wolfgang ?
- Je les vois.
- Eh bien aussi vrai qu’elles existent, je te dis que notre destin est en train de changer. Nous ferons de grandes choses dans notre vie, tu verras.
Il m’offrit un grand et franc sourire, que je lui rendis. Son haleine se condensait en un nuage laiteux, je sentais mes orteils se recroqueviller dans les chaussures, mon dos se crispait : nous retournâmes au chaud.
A l’intérieur, nous retrouvâmes nos places. L’heure qui suivit, nous discutâmes tranquillement. De temps en temps, on venait nous apporter un petit four, de quoi grignoter, on nous lançait une plaisanterie… Les rires et les bavardages allaient bon train, l’ambiance était détendue. Je me laissais aller à une espèce d’euphorie. J’avais envie de croire Franz. Oui, nous allions sûrement avoir un sort hors du commun. Nous étions taillés pour le succès et l’aventure.
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